32

L’homme, appelé Theulé, eut la très curieuse impression de s’envoler.

Impression d’autant plus surprenante que jamais comme aujourd’hui il ne s’était senti si bien ancré dans une heureuse réalité.

Un véritable rêve qui brusquement tournait au cauchemar.

Il fallut plusieurs secondes à Theulé pour comprendre qu’il avait été littéralement arraché au vol par un cavalier lancé à vive allure et qui, d’une main, le tenait par le col à un bon pied du pavé. Ce que cela supposait de force prodigieuse impressionna Theulé dont l’esprit, bientôt, céda à la panique.

Il eut vaguement le sentiment que, sans presque ralentir l’allure, le cavalier faisait demi-tour pour reprendre la rue Neuve-Saint-Merry dans l’autre sens. Mais il n’aurait osé le jurer, et n’en avait point le loisir car pour Theulé, très secoué, le paysage tanguait, les maisons apparaissaient inclinées et toutes choses sens dessus dessous.

À proximité d’une taverne appelée « Aux Armes de Saint-Merry », le cavalier ralentit son haut cheval noir et jeta brutalement son fardeau humain qui s’en alla douloureusement rouler aux pieds de deux hommes qui, sans douceur, le saisirent aux épaules.

Le poussant, on lui fit ouvrir la porte avec son visage, ce qui eut pour effet de lui briser le nez et plusieurs dents. Ensuite de quoi, à force de gifles retentissantes, il traversa la salle puis, d’un coup de pied au bas-ventre, on l’invita sans plus de façons à dégringoler l’escalier de la cave.

Theulé, dont le corps n’était plus que douleurs, regarda autour de lui.

Deux flambeaux éclairaient une cave voûtée de facture très ancienne avec des murs constitués de petites pierres éclatées à la masse et noyées dans le mortier. On voyait de grands fûts de chêne, quelques cruches cassées et un escabeau sur lequel reposait un gobelet d’étain bosselé.

L’endroit sentait le vin et la moisissure.

Deux hommes, Joseph et son commis, descendirent l’escalier et, sans un mot, regardèrent Theulé avec attention. Peu ensuite, un troisième les rejoignit que Theulé imagina être le cavalier qui l’avait enlevé, en quoi il ne se trompait pas, s’étonnant cependant de la grande beauté des plumes blanches et rouges de son chapeau.

— C’est bien lui ? demanda le comte de Nissac.

— Tout à fait, monsieur le comte ! répondit Joseph.

Discrètement, le commis proposa d’aller surveiller la rue, en quoi on l’approuva.

Nissac s’approcha lentement de Theulé qui frémit sous la froideur du regard.

— Tu vas parler, dire tout ce que tu sais, sinon, devant qu’il soit une heure écoulée, nous aurons brisé tous tes membres un à un.

Theulé, que ses dents cassées faisaient zézayer, s’empressa :

— Mais je ne demande que ça… monsieur le comte.

— Qui te paye ?

— Je ne connais point son nom et ne sais où le chercher quand il n’ignore jamais où me trouver. À ses manières, je pense que c’est un seigneur mais qu’il a du goût pour la compagnie des ruffians.

— Dans ton genre ? questionna le comte.

Theulé retrouvait peu à peu ses moyens. Tant qu’on l’invitait à parler, il conservait quelque espoir de sortir vivant de cette cave. Il devint plus que bavard, volubile et calculateur :

— Mais point du tout, mon beau seigneur. Je n’ai rien à voir avec la canaille, étant artiste. Ainsi, récemment, je travaillais à une fresque en l’hôtel de Sens que monsieur l’archevêque envisage de louer prochainement et…

Nissac le gifla à deux reprises.

— Tu expliques beaucoup pour mieux m’égarer !… Parle-moi de cette jeune femme que tu suis depuis des jours.

Les mâchoires douloureuses, Theulé n’en protesta pas moins :

— Je la suis… et la perds !… Car elle est très fine et m’a deviné plus d’une fois. Ce n’est que d’hier que je crois connaître son logis, situé en face de cette taverne.

— Tu la suis pour le compte de cet homme dont tu ignores le nom et que tu crois seigneur ?

— C’est cela.

— Comment reconnaître cet homme ?

Theulé fit un visible effort de mémoire, puis :

— Son visage est très ordinaire. Une chose, pourtant, chez lui est bien remarquable : ses avant-bras. Ils sont rayés de dizaines de cicatrices, toutes d’une grande finesse et ce n’est point là l’œuvre d’une épée, trop grossière, ou même d’un poignard… Sa tenue est de bonne allure, justaucorps et haut-de-chausses de couleur sombre. Une fois, pourtant, comme il était pressé, je le vis en un habit de cocher, ce qui me surprit fort car je jurerais que cocher, il ne l’est point.

Nissac observa un court silence, le temps de graver ces paroles en sa mémoire. Certes, ces choses paraissaient sans ordre mais, à la lumière d’autres détails, pouvaient un jour se révéler d’importance.

Il reprit, un peu moins sèchement :

— Que savais-tu exactement de cette jeune femme devant que de la suivre ?… Pas son nom, j’imagine ?…

Une voix, venant de l’escalier, fit sursauter les trois hommes :

— Il n’en avait point besoin, disposant de beaucoup mieux.

À sa grande surprise, Nissac reconnut Jérôme de Galand, lieutenant de la police criminelle, suivi du commis.

Le lieutenant salua le comte puis, s’adressant à Joseph :

— Votre commis est un des mes archers. Comme vous ne l’ignorez point, habitant en vis-à-vis, madame de Santheuil est d’une grande importance pour des gens puissants.

Joseph toisa son commis puis, s’adressant à Jérôme de Galand :

— Sachant que monsieur le comte de Nissac est au service du cardinal, il ne m’était pas difficile d’imaginer que madame de Santheuil n’est point différente en ses obligations…

Nissac, impatient, le coupa :

— Lieutenant, que vouliez-vous dire en arrivant ?

Le lieutenant de police criminelle sortit de son habit un portrait qui semblait très exactement celui de Mathilde :

— Je l’ai trouvé sur le corps d’un maquereau poignardé. J’ai trouvé le même, quoique délavé, sur le corps d’un tire-laine noyé en la rivière de Seine.

Theulé, qu’on avait presque oublié, se rappela brusquement à l’attention de tous :

— C’est que… L’homme aux cicatrices m’a remis le même avec pour mission de retrouver la femme qui servit de modèle.

Nissac et Galand échangèrent un regard, puis le comte entraîna le policier à l’écart :

— Vous pensez à l’Écorcheur ?

— Comment n’y point songer ? répondit Galand à mi-voix avant d’ajouter : Tous ces portraits distribués à la canaille, imaginez-vous combien c’est coûteux ? Or l’Écorcheur est riche, et a des gens.

Des cris leur firent tourner la tête.

Trop tard, l’ancien commis, archer de Jérôme de Galand, tentait de retenir le bras de Joseph qui, à deux reprises, avait plongé son poignard dans le cœur de Theulé ; celui-ci mourut en se cabrant.

Nissac, furieux, s’approcha du tavernier.

— Es-tu fou ?

L’autre soutint son regard.

— Non point, monsieur le comte, mais ainsi suis-je sûr qu’il ne reverra jamais ses maîtres malfaisants.

Le comte eut quelque peine à maîtriser sa colère :

— Pour un voisin aimable, tu verses dans l’excès !

Le lieutenant de police criminelle, un vague sourire aux lèvres, posa une main apaisante sur l’avant-bras de Nissac :

— Il a peut-être ses raisons…

Puis, toisant Joseph :

— Des raisons personnelles, familiales…

Joseph serra les mâchoires, hésita visiblement puis, s’adressant au seul comte de Nissac :

— Dix ans, j’ai cherché dix ans !… Mon épouse et mes quatre enfants étaient morts, mais il me restait peut-être une fille… Ah, ne me jugez point trop durement, il n’est de nuit où je ne m’accable de reproches !

— Parle, à la fin ! cria le comte qui entrevoyait la vérité.

Joseph s’appuya contre un grand fût de chêne et commença :

— Nous arrivions d’Anjou, ruinés, sans terre, sans argent, effarés par cette grande ville où nous ne connaissions personne. Mathilde, qui s’appelait Louise à l’époque, s’est un instant écartée de nous… C’était l’aînée, elle avait une petite chance de survivre quand j’avais tous ces petits à charge. Ma femme et moi nous sommes compris d’un regard, nous éloignant avec la marmaille.

Il demeura un instant prostré, puis reprit d’une voix morne :

— Les petits furent emportés par une épidémie, trop faibles et mal nourris pour faire face au mal. La mère de Mathilde est morte de chagrin, et de honte. Moi, j’ai été aux armées, puis j’ai décidé de retrouver Louise que vous nommez Mathilde. Quatre années en ces rues où je l’avais perdue… Je l’ai reconnue, car elle ressemble beaucoup à sa mère. De grâce, ne lui dites point que je suis son père !

Le comte de Nissac posa ses mains sur les épaules de Joseph.

— Comme vous avez dû souffrir !

Les foulards rouges
titlepage.xhtml
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_000.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_001.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_002.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_003.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_004.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_005.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_006.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_007.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_008.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_009.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_010.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_011.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_012.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_013.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_014.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_015.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_016.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_017.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_018.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_019.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_020.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_021.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_022.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_023.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_024.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_025.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_026.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_027.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_028.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_029.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_030.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_031.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_032.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_033.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_034.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_035.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_036.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_037.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_038.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_039.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_040.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_041.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_042.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_043.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_044.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_045.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_046.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_047.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_048.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_049.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_050.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_051.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_052.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_053.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_054.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_055.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_056.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_057.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_058.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_059.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_060.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_061.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_062.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_063.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_064.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_065.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_066.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_067.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_068.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_069.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_070.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_071.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_072.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_073.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_074.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_075.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_076.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_077.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_078.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_079.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_080.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_081.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_082.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_083.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_084.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_085.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_086.htm